Je ne me souviens plus, un film américain, une histoire de grève, violente
comme toujours là-bas, et un personnage, un prolo, qui dit: «Leur pire
triomphe est de nous faire haïr les uns les autres.» Nous, les ouvriers,
les sans-grade, les gens d’en bas, qui nous révoltons. Eux, les patrons,
suscitent des traîtres, des jaunes, des «un peu moins opprimés», et
réussissent à nous diviser, à nous faire haïr les uns les autres et à
oublier la haine que nous devons leur porter, à eux, les puissants. Petite
histoire. Ma ligne de téléphone est coupée (orage?). Je vais chez
l’opérateur (nom de fruit). Une heure et demie d’attente, pendant laquelle un
brave homme me propose une démonstration de la 4G — je refuse, je suis plutôt
décroissant, pour la zéro G. Finalement, on enregistre ma doléance et on
signale au service technique. Rendez-vous est pris pour le surlendemain. Le
surlendemain, personne. Appel au service technique du susdit fruit. «Merci
de patienter. Votre attente sera de dix minutes.» Pendant quinze minutes,
une musique ignoble, une vraie torture, une rengaine américaine qui reprend
toutes les onze secondes exactement, et dont je finis par percevoir des bribes:
«Oh your incredible plan to stay with me...» To stay with me...
Enculés! Et, toutes les onze secondes: merci de patienter. Enfin, un homme,
poli, mon dossier, oui, le rendez-vous est reporté à demain, 18h30. Lendemain,
évidemment, personne. Nouvel appel au service technique fruité. «Votre
attente sera de neuf minutes environ. Merci de patienter.» Douze minutes
plus tard, un type, sec, oui, vous avez déjà appelé, votre dossier, etc., le
rendez-vous est reporté de deux jours de plus... Vous vous moquez de moi? Je
pars demain et... Le mec me raccroche au nez. Gloups! Une sorte de fluide
électrique me parcourt délicieusement le corps à l’idée que je pourrais tuer
ce type, mais auparavant le torturer, lentement, doucement, le voir hurler de
douleur. Je bénis tous les suicides de cette entreprise de merde. Mais crevez,
bande de salauds, crevez! Suicidez-vous en masse! Didier Lombard, votre
ex-patron, ricanait de votre «mode des suicides»? Mais bravo, Lombard! Et bravo
à Stéphane Richard, le successeur, de vous presser comme des citrons jusqu’à
ce que les pépins craquent! Dix heures du matin, je fonce à la boutique
fruitée. «Vous voulez une démonstration de la 4G?» «Fuck you!» Le mec
prend un air tout attristé,un gosse qui vient de se faire gifler. Cinquante
balais, il est en CDD et à temps partiel, il doit gagner 500 euros par mois à
tout casser, mais ma haine silencieuse déborde et il fuit. Attente, une petite
heure... Et me reçoit... une lectrice de Charlie! La cinquantaine également,
un peu ronde et fatiguée. Elle s’appelle Nadine. Elle est toute contente de me
recevoir malgré mes petites giclées de vitriol. Elle est entourée de types
comme moi, qui ne cessent de protester... Petit à petit je me calme, penaud,
toutes mes volontés de désabonnement s’envolent. Nous sourions. Nadine:
«Vous savez, tout le monde proteste...» «C’est bien le privé! Ah, c’est du
joli!» Elle acquiesce. C’était moins pire avant. Le soir, je repasse un
peu par hasard devant la boutique jus de fruits. Nadine est toujours là. Elle
sourit toujours. Elle explique toujours et reçoit toujours les mêmes
récriminations. Elle paraît épuisée. Elle a cent ans, des cernes sous les
yeux, le visage en sueur, et elle sourit, elle sourit à n’en plus finir, elle
tire son sourire du fond de son épuisement.
Ils ont réussi à me faire haïr mon semblable. Ils, les Lombard, les Richard, tous ces salauds à millions d’euros par an. Bien entendu, Nadine, le connard excédé du service technique, moi, le démonstrateur de la 4G doué pour le boniment comme moi pour l’escalade, nous sommes ensemble et semblables. Pas pour longtemps. Dans toutes les révoltes contre Hollande, les impôts, on sent monter la haine des petits: les petits contribuables, les petits entrepreneurs, tandis que les gros ne payent pas d’impôts ou font de l’optimisation fiscale. Ils ont réussi à faire haïr l’ami par l’ami et mobiliser les plus humbles. C’est ça, leur grande force. Ils ont réussi à mobiliser ceux qui avaient voté Hollande, les plus démunis en gros, au nom de l’impôt qu’eux-mêmes ne payent pas. Chapeau. Ils surfent sur de l’acide. Car, au-delà de la haine portée à l’ami, il y a celle portée à l’autre, là-bas, au visage fuyant, Rom, Arabe, Juif... Et si au terme de sa fatigue Nadine votait Front national, avec Connard du répondeur et fuck la 4G? Non, pas possible... Que sont mes amis devenus, portés par l’épuisement vers la haine?
Ils ont réussi à me faire haïr mon semblable. Ils, les Lombard, les Richard, tous ces salauds à millions d’euros par an. Bien entendu, Nadine, le connard excédé du service technique, moi, le démonstrateur de la 4G doué pour le boniment comme moi pour l’escalade, nous sommes ensemble et semblables. Pas pour longtemps. Dans toutes les révoltes contre Hollande, les impôts, on sent monter la haine des petits: les petits contribuables, les petits entrepreneurs, tandis que les gros ne payent pas d’impôts ou font de l’optimisation fiscale. Ils ont réussi à faire haïr l’ami par l’ami et mobiliser les plus humbles. C’est ça, leur grande force. Ils ont réussi à mobiliser ceux qui avaient voté Hollande, les plus démunis en gros, au nom de l’impôt qu’eux-mêmes ne payent pas. Chapeau. Ils surfent sur de l’acide. Car, au-delà de la haine portée à l’ami, il y a celle portée à l’autre, là-bas, au visage fuyant, Rom, Arabe, Juif... Et si au terme de sa fatigue Nadine votait Front national, avec Connard du répondeur et fuck la 4G? Non, pas possible... Que sont mes amis devenus, portés par l’épuisement vers la haine?
Bernard Maris, article publié dans Charlie Hebdo n°1115 du 30 octobre 2013
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