8.11.13

Orange, fils de pute et néo-libéralisme

Je ne me souviens plus, un film américain, une histoire de grève, violente comme toujours là-bas, et un personnage, un prolo, qui dit: «Leur pire triomphe est de nous faire haïr les uns les autres.» Nous, les ouvriers, les sans-grade, les gens d’en bas, qui nous révoltons. Eux, les patrons, suscitent des traîtres, des jaunes, des «un peu moins opprimés», et réussissent à nous diviser, à nous faire haïr les uns les autres et à oublier la haine que nous devons leur porter, à eux, les puissants. Petite histoire. Ma ligne de téléphone est coupée (orage?). Je vais chez l’opérateur (nom de fruit). Une heure et demie d’attente, pendant laquelle un brave homme me propose une démonstration de la 4G — je refuse, je suis plutôt décroissant, pour la zéro G. Finalement, on enregistre ma doléance et on signale au service technique. Rendez-vous est pris pour le surlendemain. Le surlendemain, personne. Appel au service technique du susdit fruit. «Merci de patienter. Votre attente sera de dix minutes.» Pendant quinze minutes, une musique ignoble, une vraie torture, une rengaine américaine qui reprend toutes les onze secondes exactement, et dont je finis par percevoir des bribes: «Oh your incredible plan to stay with me...» To stay with me... Enculés! Et, toutes les onze secondes: merci de patienter. Enfin, un homme, poli, mon dossier, oui, le rendez-vous est reporté à demain, 18h30. Lendemain, évidemment, personne. Nouvel appel au service technique fruité. «Votre attente sera de neuf minutes environ. Merci de patienter.» Douze minutes plus tard, un type, sec, oui, vous avez déjà appelé, votre dossier, etc., le rendez-vous est reporté de deux jours de plus... Vous vous moquez de moi? Je pars demain et... Le mec me raccroche au nez. Gloups! Une sorte de fluide électrique me parcourt délicieusement le corps à l’idée que je pourrais tuer ce type, mais auparavant le torturer, lentement, doucement, le voir hurler de douleur. Je bénis tous les suicides de cette entreprise de merde. Mais crevez, bande de salauds, crevez! Suicidez-vous en masse! Didier Lombard, votre ex-patron, ricanait de votre «mode des suicides»? Mais bravo, Lombard! Et bravo à Stéphane Richard, le successeur, de vous presser comme des citrons jusqu’à ce que les pépins craquent! Dix heures du matin, je fonce à la boutique fruitée. «Vous voulez une démonstration de la 4G?» «Fuck you!» Le mec prend un air tout attristé,un gosse qui vient de se faire gifler. Cinquante balais, il est en CDD et à temps partiel, il doit gagner 500 euros par mois à tout casser, mais ma haine silencieuse déborde et il fuit. Attente, une petite heure... Et me reçoit... une lectrice de Charlie! La cinquantaine également, un peu ronde et fatiguée. Elle s’appelle Nadine. Elle est toute contente de me recevoir malgré mes petites giclées de vitriol. Elle est entourée de types comme moi, qui ne cessent de protester... Petit à petit je me calme, penaud, toutes mes volontés de désabonnement s’envolent. Nous sourions. Nadine: «Vous savez, tout le monde proteste...» «C’est bien le privé! Ah, c’est du joli!» Elle acquiesce. C’était moins pire avant. Le soir, je repasse un peu par hasard devant la boutique jus de fruits. Nadine est toujours là. Elle sourit toujours. Elle explique toujours et reçoit toujours les mêmes récriminations. Elle paraît épuisée. Elle a cent ans, des cernes sous les yeux, le visage en sueur, et elle sourit, elle sourit à n’en plus finir, elle tire son sourire du fond de son épuisement.
Ils ont réussi à me faire haïr mon semblable. Ils, les Lombard, les Richard, tous ces salauds à millions d’euros par an. Bien entendu, Nadine, le connard excédé du service technique, moi, le démonstrateur de la 4G doué pour le boniment comme moi pour l’escalade, nous sommes ensemble et semblables. Pas pour longtemps. Dans toutes les révoltes contre Hollande, les impôts, on sent monter la haine des petits: les petits contribuables, les petits entrepreneurs, tandis que les gros ne payent pas d’impôts ou font de l’optimisation fiscale. Ils ont réussi à faire haïr l’ami par l’ami et mobiliser les plus humbles. C’est ça, leur grande force. Ils ont réussi à mobiliser ceux qui avaient voté Hollande, les plus démunis en gros, au nom de l’impôt qu’eux-mêmes ne payent pas. Chapeau. Ils surfent sur de l’acide. Car, au-delà de la haine portée à l’ami, il y a celle portée à l’autre, là-bas, au visage fuyant, Rom, Arabe, Juif... Et si au terme de sa fatigue Nadine votait Front national, avec Connard du répondeur et fuck la 4G? Non, pas possible... Que sont mes amis devenus, portés par l’épuisement vers la haine?

Bernard Maris, article publié dans Charlie Hebdo n°1115 du 30 octobre 2013

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